mardi, octobre 10, 2006

Scène 8 - Règlement de comptes à Why-Not Corral

Fred acheva sa pinte sur un rot tonitruant. Il persistait à croire que quelquechose clochait dans l'atmosphère du bar, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Denesh continuait à essuyer des verres, interminable tâche qui l'apparentait à Sisyphe montant son rocher en haut de la montagne. Baptiste lisait un journal, et jetait de temps en temps un coup d'oeil à la télévision qui passait un match de rugby.
Cela faisait à peine cinq minutes que Sheng était parti aux toilettes, et Fred en était encore à se demander ce que signifiait la phrase codée que son ami avait dit au barman : "Prépare-moi un verre d'eau".
Il y avait tout un tas d'interprétations sémantico-philosophique possible à cette phrase, mais Fred voulait se concentrer sur son affaire, malgré les vapeurs d'alcools qui le déconcentraient un peu. Il jeta un coup d'oeil aux deux derniers clients du bar et réalisa que ni l'un ni l'autre n'avaient touché à leurs verres de scotch depuis qu'il était arrivé. Ils ne fumaient pas, ne parlaient pas, comme s'ils attendaient quelque chose d'imminent.
Pris d'une impulsion subite, Fred se leva, maintenant son flingue contre sa jambe ; dés qu'il fut hors de vue du bar, il se rua dans les toilettes, bousculant quelqu'un avec la porte - en un éclair il vit Sheng à genoux, Sovanna et Hugo derrière lui et le tenant en joue, leurs armes pointées sur sa nuque ; il vit qu'il avait bousculé Jo ; il vit l'étonnement se peindre sur les visages, puis la peur comme il levait son arme.
Le premier à tomber fut Sovanna, puis Hugo partit en arrière au moment où il ripostait. Fred sentit la morsure de la balle sur son épaule - il aperçut Sheng rouler pour récupérer l'arme de Sovanna. Puis il attrapa Jonathan, encore groggy par le coup reçu.
Fred ouvrit la porte en entendant Denesh débouler avec un fusil à pompes qu'il conservait en cas de braquage ; il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que Fred lui collait son flingue brûlant sous le nez : "Boucle-là Denesh où je repeint ton couloir en rouge, pigé ? Tu retournes derrière ton bar et tu bouges pas. Si jamais les flics se pointent, je te préviens tu vas morfler. _ Eh, tout doux, Fredo, tout doux. Qu'est-ce qui se passe ici, bordel ? _ On discute entre vieux potes."
Fred verrouilla la porte des toilettes derrière lui. Sheng maintenait Jo en joue ; il avait désarmé So et Hugo et récupéré une poignée de carambars éloustiques.
"Alors, don Jo, commença Fred, est-ce que tu vas me dire de quoi il s'agit ?
_ Il apparaît sur des photos en train de discuter avec Didier V. pour négocier sa note de MING. Lizete avait conservé cette photo au cas où Jonathan deviendrait un puissant mafieu, ce qui est arrivé, expliqua Sheng en avalant un carambar - au diable les régimes minceur.
_ Cette petite garce essayait de me faire chanter ! protesta Jonathan en s'appuyant au lavabo derrière lui ; il avait mal au dos suite au choc avec Fred.
Celui-ci leva le chien de son .38 : "Ne parle pas comme ça d'une morte, Jo.
_ Putain, Fred, calme-toi ! Tu as buté mes lieutenants, merde !
_ J'ai eu une mauvaise journée, et j'aime pas qu'on me prenne pour un con; ce n'est pas pour ta photo que Lizete a été tuée.
_ Non, mais le vendeur n'est pas venu, fit Sheng. On devait se retrouver dans les toilettes il y a cinq minutes, il a dû filer en entendant les coups de feu."
Soudain, Fred repensa aux deux derniers clients de Denesh et fonça vers la salle ; ils avaient disparu. Il pointa son arme sur le barman : "Où sont-ils passés, les deux gars qui étaient là ?
_ Ils se sont tirés au moment des coups de feu, répondit Baptiste en se retournant enfin. Qu'est-ce qui se passe, à la fin ?
_ Vous savez qui c'étaient ?
_ Non, aucune idée. Ce ne sont pas des habitués, en tout cas."
Fred sentit une grande déprîme s'abattre sur ses épaules. Leur seule piste venait de s'effondrer parce que la mafia chinoise s'était interposée ; et il avait buté deux de ses amis.
Il laissa Sheng - qui n'oublia pas de se laver les mains après s'être enfin soulagé - négocier avec Jo sur l'enlèvement des deux cadavres, en échange de quoi ils lui remettraient la photo compromettante. Il parla à Denesh pour que celui-ci n'ébruite pas l'affaire - de toute façon, il n'avait pas intérêt à raconter partout que la mafia venait se faire tuer dans ses chiottes.
En sortant du bar par derrière, il interrogea Sheng sur la phrase codée.
"Quelle phrase codée ? demanda Sheng, sans comprendre.
_ Prépare-moi un verre d'eau, c'est ce que tu as dit à Denesh, alors que Yoann nous avait bien dit qu'il ne servait que de l'alcool.
_ C'est juste que je voulais boire un verre d'eau, essaya Sheng en se détournant.
Fred l'attrapa par la manche et lui colla une gifle :
_ Arrête de te servir de moi, espèce de chinois de merde ! Dis-moi la vérité !
_ Ok, ok... C'était un code à l'intention des deux autres clients. Ils devaient attendre le client qui demande un verre d'eau en partant aux toilettes, et ensuite me rejoindre. Tout a mal tourné, visiblement.
_ Tu ne les as pas reconnu ? Tu es sûr de ne les avoir jamais vus ?
_ Certain. Ecoute, Fred, je ne te l'ai pas dit parce que c'est une technique perso, je pouvais pas t'en parler."

Fred rentra chez lui, laissant Sheng derrière lui. Ce dernier était un peu désemparé, non seulement parce qu'il s'était servi de Fred, mais aussi parce qu'il ne savait pas comment remercier son ami de lui avoir sauvé la vie.
Incapable de dormir, Fred passa la nuit à essayer de déchiffrer le code laissé par Lizete - en vain. Il avait lui-même soigné sa blessure à l'épaule, superficielle, avec du Mercurochrome (le pansement des héros). Son spleen était si fort qu'il en venait à se demander s'il ne fallait pas passer par du Prolog pour déchiffrer le code - après tout, si on pouvait faire du Sudoku en Prolog, on pouvait bien casser une clé RSA.
Vers quatre heures du matin, il décida d'aller prendre l'air et se rendit à Bir-Hakeim. Il avait besoin de parler à nouveau avec Thibault, pour voir s'il ne connaissait pas cette clé, ou s'il n'avait pas un indice.
Il trouva la péniche fermée - sans vie. Il eut beau cogner à la porte-fenêtre, personne ne lui répondit. Il fit le tour pour jeter un coup d'oeil par un hublot mais ils étaient tous obstrués par des rideaux ; au final, il résolut de tenter le coup en entrant - peut-être Thibault avait-il laissé derrière lui quelque chose qui le mettrait sur la piste des photos volées, et par là sur celle de l'assassin de Lizete.
Il crocheta la serrure et avança dans le noir, sans trouver d'interrupteur. Il régnait dans la pièce une odeur de renfermé un peu diffuse ; il referma la porte derrière lui et avança au jugé jusqu'au bureau, où il tatonna à la recherche de la lampe qu'il y avait vu dans la matinée.
La lumière donna à la pièce un air sépulcral, de la poussière voletait autour du bureau.
"Tiens, tiens, Fred. Si je m'attendais à te voir ici..."
Il n'eut pas le temps de sortir son arme ; en se retournant il vit, dans une demi-pénombre, un homme aux cheveux longs et à la barbe incertaine pointer vers lui un 9mm qui le persuada de lever les mains.


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