lundi, octobre 02, 2006

Scène 1 - L'Enquêteur-responsable-poly

Fred allait chercher le journal depuis sa plus tendre enfance – rétrospectivement, il se demandait si toutes ses journées ne commençaient pas invariablement par un passage chez le buraliste. Enfant, c'était son père qui lui lançait une piécette au visage dés que Fred émergeait de sa chambre, tête dans le cul et air chafouin, grelottant un peu dans son pyjama Babar – la famille, qui habitait dans le grand Nord depuis douze générations, se chauffait ordinairement aux poils de chats, d'abord par respect de l'environnement, ensuite parce que la poussière « ed carbon ça t'fout lin silicose, crenomdidjou ». Fred passait alors le vieux pardessus râpé de son père, enfilait ses sabots, puis sortait dans le froid glacial pour aller chercher la Voix du Nord et le Lillois Libéré. En luttant contre le vent, de la neige jusqu'aux genoux, il fredonnait « Min ptit Quinquin » pour se donner du courage.
A l'adolescence, lorsqu'il s'était installé sur Paris – dans le nord de Paris, faut pas déconner non plus – tout avait continué : à l'école il avait été chargé des cahiers de correspondance, puis à la fac chargé de polys. Et de fait, il semblait avoir une connaissance parfaite des imprimeries en tout genre, et du papier aussi – jamais un papier ne parvenait froissé aux mains de son destinataire, que ce soit du papier journal, du papier transparent pour des soutenances de stage, du papier kraft pour confectionner des confettis pour mardi-gras, du papier glacé lorsqu'il apportait à son amie Lizete les derniers numéros de Voili-voilou, Plus-proche ou Golo, les magazines people les plus en vogue à l'époque.
Après la fac, Fred était devenu inspecteur à la Brigade Criminelle, mais toujours en butte aux mesquineries de ses collègues (il avait été chargé par le chef de la police de rapporter suffisamment de Métro et Vingt Minutes pour tout le commissariat, ce qui l'obligeait à se rendre chaque matin directement à l'imprimerie Doudoumitrachkou, chargée d'approvisionner toute la capitale), il avait préféré rendre son uniforme et obtenu une licence de privé.
Il avait ouvert son cabinet de Conseils & Enquêtes boulevard de Ch'Nord, dans l'arrondissement le plus froid de la capitale, et s'était ainsi débarrassé de la plus grande partie des tracasseries de ses collègues.
Néanmoins, comme il connaissait particulièrement bien le responsable de l'imprimerie en question, il continuait comme un rituel de se rendre dés cinq heures et demie auprès de son ami Vasile, avec lequel il prenait un grog qui lui rappelait sa mémé de Boulogne sur Mer.

Le 33 jaoût, il était assis sur l'une des impressionnantes imprimantes de Vasile, en machouillant son croissant, lorsque Vasile lui mit sous les yeux la une du 20minutes.
« Tou as vou ? Y paraît qu'Emeline et Antouane vont divourcé ?
_ Ah bon ? je l'ignorais », répondit Fred en jetant un coup d'oeil averti (qui d'ailleurs en vaut deux) à la photographie en couverture – on y voyait les deux plus grandes stars du moment bras-dessus bras-dessous à l'avant-avant-première de leur dernier film James Bond contre Poison Ivy. « Tu sais, je n'ai plus de nouvelles de personnes depuis mon stage d'imprimantes, ça fait bien longtemps. Dés lors que j'ai arrêté de leur apporter les polys et les journaux, nous nous sommes tous plus ou moins perdus de vue ...
_ Ma non, moua je ne t'ai pas abandounné !
_ Je sais bien Vasile, je sais bien. »
Tout en buvant à petites gorgées le café serré que lui avait servi son ami, Fred feuilletait le 20 minutes à la recherche des résultats sportifs de son équipe de foot favorite, le FC Lens.
Il passa rapidement sur les manoeuvres électorales du président Patrice P., qui se présentait pour la seconde fois face au maire Monique B. - dont le premier adjoint, Alain D. avait déclaré la veille, provoquant un scandale énorme dans les couches populaires, qu'il fallait « relâcher les contraintes molles » sur les grands capitaux.
Il passa de la même manière sur l'annonce du procès d'un mafioso du quartier chinois, qui avait été balancé aux flics par une source anonyme.

C'est alors qu'un détail attira son attention, sur la partie droite d'une page consacrée aux faits divers. Dans un minuscule encadré jaune, un bref compte-rendu faisait état de la découverte d'un corps sans vie dans une église de la capitale. « Le corps de Soeur Elizabeth a été retrouvé hier matin lardé de coups de couteau, après qu'elle ait été étranglée et éviscérée. Plus troublant encore, l'identification du corps a révélé qu'il n'existait aucune Soeur Elizabeth, mais que la victime se nommait Lizete et était une paparazzi redoutée de tous ceux qui tentaient de dissimuler un secret. Que faisait-elle dans une église sous une fausse identité ? Qui a bien pu la tuer ? Autant de questions qui font piétiner la police. Le commissaire Didier V., dont on connait la méticulosité et le professionnalisme, a refusé de répondre à nos questions : «Il y a beaucoup de variables, mais l'enquête n'est ni finale, ni statique. Nous allons nous y prendre avec méthodes, et élargir le champs de nos investigations. Il n'est pas question que cette enquête parte en Java. Il va nous falloir de la rigueur et de l'espace pour travailler. En tout cas, je switch dés maintenant mes priorités et cette enquête devient ma méthode main() ». Habitué à utiliser un langage très pro, le commissaire Didier V. nous a cependant confié après l'interview qu'il y avait fort à parier qu'il s'agisse d'un règlement de comptes entre religieux – Lizete ayant été probablement engagée pour prendre des photos suggestives du Père Supérieur avec l'une de ses paroissiennes, qui serait, selon l'expression de la police «chaude du cul ». »
Fred reposa le journal près de lui, sans entendre la question que lui posait Vasile sur le nouvel avant-centre du PSG. Un long frisson lui parcourait l'échine. Imaginer que Lizete ait pu être assassinée, de façon aussi violente, le faisait retourner des années en arrière, alors que lui-même avait voulu lui coller une bonne baffe après qu'elle l'ait pris en photo dans une pose suggestive avec un membre féminin de l'équipe enseignante du M2 IAD.

Il attrapa un taxi qui le conduisit à la petite église où son amie avait poussé son dernier soupir. Comment avait-on pu en arriver là ? Il se sentait vidé, comme si une partie de lui-même venait de s'envoler.
Les pigeons grouillaient autour de ses pieds comme s'il s'était fondu dans le paysage ; il demeura longtemps devant l'église sans pouvoir se résoudre à franchir le cordon de sécurité laissé là par la police scientifique. Il allait franchir la porte, enfin, lorsqu'une main se posa sur son épaule ; malgré son expérience, il n'avait rien vu venir, comme si Ghost Dog lui-même s'était glissé derrière lui.
« Vieux, il faut que je te parle. »



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