mardi, octobre 10, 2006

Scène 7 - Erin Brockovich et les Affranchis

La vie de Lizete, Fred s'en rendait compte au fur et à mesure qu'il parcourait ses dossiers, était une longue lutte pour la vérité. Bien sûr, elle avait bien des fois dû se présenter au tribunal suite à la publication de certains de ses clichés - Fred se souvenait parfaitement de ce matin aoûtien où il avait découvert, en couverture d'une feuille de chou, la photo de la secrétaire du président, Nicole N., en maillot de bain sur une plage de la Grande-Motte ; il avait beau être aux toilettes, il avait senti sa virilité se ratatiner à l'idée de ce que devait contenir encore le journal. Malgré les nombreux procès qui lui avaient été intentés, Lizete avait toujours su garder la tête haute (environ 1,20m), répondant aux critiques de mercantilisme people par la réalité de ses clichés : "Mon objectif ne ment pas", disait-elle souvent.
Plus il avançait dans sa lecture, plus Fred se rendait compte du nombre impressionnant d'ennemis que la jeune paparazzi avait accumulés au fil des ans. Au final, il existait peu de personnalités politiques ou médiatiques qui n'aient pas été shootées ; et peu qui n'avaient pas attaqué Lizete en justice. Elle ne s'intéressait qu'aux photos volées ; à ses débuts, elle avait répondu à des commandes, notamment pour des hommes politiques (Patrice P., Patrick G., J-G G., etc...), mais ce job s'apparentait bien trop à la photo de mode et ça lui sortait par les oreilles.

Vers 22h, Fred se leva de son bureau - il avait pris plusieurs pages de notes en gros caractères, presbytie oblige - et alla se chercher un Danao. Il aurait bien pris un Flamby - rapport à ce qu'il y a une languette sur tous les pots, ce qui fait que pour démouler, ben c'est plus rigolo - mais il n'avait pas eu le temps d'aller au supermarché.
Il venait de se préparer un café lorsqu'on frappa à la porte de son appartement.
Aussitôt, Fred, souple comme un félin, éteignit toutes les lumières du salon et se glissa près de la porte ; il se rendit compte qu'il avait oublié son flingue dans la boîte à chaussures, en haut de la penderie de sa chambre (il savait que c'était complètement débile de le mettre là, mais dans tous les films, les ex-flics repentis rangeaient leurs armes en haut de la penderie de la chambre, de préférence dans une boîte à chaussures).
De nouveau, on frappa à sa porte, avec insistance.
Fred s'approcha et glissa un oeil par le judas. Il vit un visage déformé par la lentille, énorme ; puis à mieux regarder il reconnut - allez savoir comment - le derrière de Sheng qui lui faisait une blague.
"Fred, grouille-toi d'ouvrir, je sais que tu es là, derrière la porte.
_ Et comment tu le sais, gros con ? répondit Fred en se rendant compte, mais un peu tard, qu'il s'était trahi.
_ Putain, je t'ai déjà dit que j'ai un système de localisation à distance ! Bon, tu m'ouvres ?"

Sheng ne buvait pas de café, mais il demanda un Yop à 0% - son régime se passait plutôt bien, si l'on exceptait les écarts qu'il commettait dans le restaurant familial chaque week-end. Fred passa dans la cuisine, se reprit un deuxième Danao et attrapa un Yop à la fraise dans son frigo. Il allait le tendre à son ami quand il se ravisa brusquement et cracha dedans.
"Putain, t'as craché dans mon yop ! fit Sheng, un peu agacé.
_ Ba ouais, c'est pas un bar-tabac ici ! Dis-moi ce que tu veux et après bouge tes grosses fesses de mon canapé."
Sheng soupira. Il savait que ça n'était pas toujours facile de discuter avec Fred lorsqu'il était dans des états de stress avancé.
"Un informateur m'a prévenu que des photos étaient en vente sous le manteau - un type cherche à refourguer des infos compromettantes sur des personnages haut-placés.
_ Et alors ? répondit Fred en jetant son Danao par-dessus son épaule, à la russe.
_ Alors je crois qu'il s'agit d'un travail de Lizete."
Fred secoua la tête : "Je n'ai rien vu de particulier dans les dossiers que m'a filé Thibault. Ce ne sont que des extraits de son journal intime, où elle raconte ses aventures, ce genre de conneries quoi !
_ Tu te méprends.
_ Et toi, tu te méprends pour qui ? s'énerva Fred, qui n'aimait pas qu'on utilise des mots qu'il ne connaissait pas.
_ Non, non, je disais juste que tu faisais fausse route. Je suis convaincu que ces dossiers sont codés, avec une clé RSA de 512 bytes. Dés que tu auras trouvé la clé, tu pourras décoder ces fichiers.
_ Mais il n'y aucune photo, objecta Fred en se grattant les dessous de bras en pensant à son chat arthritique.
_ Je ne suis pas sûr, mais il se peut qu'elle ait caché des doubles de ses photos quelque part. Reste à trouver l'endroit."
Ils se turent un moment, dans une totale communion d'esprit, réfléchissant à ce qu'ils pourraient faire pour récupérer les photos compromettantes prises par Lizete. Fred en était sûr : c'était là qu'il fallait fouiller pour retrouver l'assassin.
"Je crois qu'il faut commencer par mettre la main sur ce type qui vend les photos sous le manteau, décida Fred en se levant pour aller prendre son imperméable.
_ Je viens avec toi. Je sais que tu aimes particulièrement aller voir sous le manteau."
Fred lui lança un regard meurtrier et Sheng n'insista pas sur sa mauvaise blagounette ; néanmoins il sortit un petit carnet de sa poche et y nota sa plaisanterie. Il serait toujours temps de la ressortir à une autre occasion.

Ils prirent le métro et Sheng conduisit son ami à travers les rues mornes et froides du 13ème. Dans le renfoncement d'une petite impasse, un néon rouge clignotait faiblement, noyant l'obscurité d'une lueur diffuse ; le néon représentait une chope de bière posée sur la pointe d'un bâton de maréchal.
Fred déchiffra l'inscription au-dessus de la lourde porte d'entrée : "Chez Denesh". Il sentit aussitôt que son coeur battait plus vite - il était toujours ému de revoir des anciens camarades de promotion.
Le bar était particulièrement enfumé, malgré l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Comme le patron disait toujours, la loi c'est la loi, et c'est moi qui la fait chez moi. "Y a pas à dire, se dit Fred en suivant Sheng dans un coin reculé de la salle, il a le sens de la formule, ce Denesh". Ils s'assirent en silence, observant les cinq ou six clients du bar avec une vigilance similaire mais pour des raisons différentes. Sheng mesurait le danger éventuel qu'ils pouvaient représenter alors que Fred notait chaque visage dans sa mémoire, pour être sûr de les reconnaître si jamais il les voyait à nouveau ; d'ailleurs, il n'y avait aucune fille, sans quoi il aurait également réfléchi à une manière de l'aborder discrètement.
Derrière le comptoir, Denesh s'activait en essuyant des verres, tout en discutant avec un client assis au bar, que Fred reconnut comme étant Baptiste - il songea alors au bâton de maréchal de l'enseigne. De dos, Baptise n'avait pas changé, et Denesh de face non plus. Les autres clients ne présentaient pas d'intérêt ; ils avaient plutôt l'air d'être de vieux poivrots venus jouer au carte dans l'un des derniers endroits où ils pouvaient fumer tranquilles.
Sheng alluma un cigarillos qui fit tousser Fred, puis un serveur avec un grand tablier blanc vint prendre leur commande. Fred le reconnut immédiatement - comment aurait-il pu en être autrement alors qu'il en rêvait encore régulièrement, lorsqu'il était épuisé ? - et Sheng eut un grand sourire, mais comme le serveur ne semblait pas les reconnaître, ni l'un ni l'autre ne voulurent lui serrer la main.
"Qu'est-ce que je vous sers, messieurs-dames ? débita le serveur mécaniquement.
_ Une pinte pour moi, dit Fred.
_ Un coca light citron, ajouta Sheng. Et des cacahuètes à 0%."
Le serveur eut son rire fameux, avant de répondre :
"Ah non, désolé, le patron ne sert que de la bière et des alcools forts. Et je sais pas à combien de pourcents sont les cacahuètes. Je vais demander si vous voulez."
Sheng soupira ; rien n'avait changé.
" Bon, amenez une bière-grenadine et laissez tomber les cacahuètes.
_ Si je laisse tomber les cacahuètes, le patron va pas être content, répondit sérieusement le serveur. Il est pas commode vous savez, je le connais depuis super longtemps, mais il fait toujours comme si on se connaissait pas. Il veut que je l'appelle patron, alors moi je m'en fiche parce que bon il m'a bien aidé après que j'ai été condamné pour trafic de mobycartes.
_ Bon ça va tu nous saoules là !" fit Fred en levant la voix, faisant s'éparpiller le serveur en excuses plus ou moins confuses.

Ils attendirent de recevoir leur commande, puis Fred demanda ce qu'ils attendaient.
"On attend que le vendeur arrive ; je lui ai fait savoir qu'il avait un acheteur ici ; il ne devrait pas tarder".
Fred avait horreur qu'on le mène en bateau, et de fait il avait l'impression que Sheng se foutait un peu de lui, puisqu'il prenait des initiatives sans lui en parler. Il résolut cependant de ne rien dire - mieux valait attendre et voir comment les choses se passaient.
Sheng se leva pour aller aux toilettes - son diabète l'obligeait à aller pisser très souvent. En passant devant Denesh, il lui demanda un verre d'eau, et celui-ci ne lui jeta même pas un regard. Fred, de sa place, voyant le manège de son ami, eut l'intuition que c'était un code destiné à déclencher quelque-chose ; très discrètement, il sortit son calibre .38 de son holster et le posa sur ses genoux, caché sous une serviette en papier.
Au même moment, il vit que le serveur quittait le bar, son service étant terminé. Il ne restait plus dans la salle que Denesh, Baptiste, deux clients, Sheng et lui.

Les toilettes du bar avaient bonne réputation - il se renseignait toujours avant - et Sheng poussa la porte confiant; il passa devant la rangée de lavabos et allait s'enfermer dans une cabine lorsque la porte se referma un peu trop brutalement derrière lui.
Il se retourna brusquement, sur ses gardes.
Trois hommes étaient devant lui, deux avaient les mains dans les poches et le troisième se grattait la tête.
"Alors Sheng, je croyais que tu t'étais retiré des affaires ? demanda celui qui se grattait la tête. A ses côtés, les deux autres demeuraient inexpressifs, prêts à toute éventualité. Leurs armes dans leurs poches semblaient prêtes à faire feu à tout moment.
_ C'est le cas. Je suis venu prendre un verre d'eau avec un ami, c'est tout.
_ Ben voyons, et tu ne serais pas en train d'attendre quelqu'un, par hasard ?
_ Je ne sais pas de quoi tu parles, Jo."
Jonathan paraissait plus grand encore qu'autrefois, dans son long manteau. C'était lui qui avait pris les rênes du quartier Nord depuis que Sheng avait pris sa retraite ; autrefois, il ne commandait que le quartier Est. So et Hugo se déplacèrent imperceptiblement vers Sheng en sentant que la conversation partait sur un mauvais pied ; il avait beau être leur ancien patron, ils n'hésiteraient pas à l'abattre sur ordre.
"Ecoute-moi bien, Sheng, je ne le répéterais pas : je VEUX ces photos. Et je les aurais.
_ Ce n'est pas toi qui a fait tuer Lizete, quand même ? demanda Sheng.
_ Ne dis pas de conneries ! Elle avait disparu de la circulation depuis un moment quand j'ai appris sa mort - et je n'y suis pour rien. Je veux juste récupérer ces clichés.
_ Bien sûr, puisqu'ils t'incriminent directement avec certaines personnes que tu ne devrais pas connaître et fréquenter, ricana Sheng. Tu ne pourras pas étouffer le scandale très longtemps.
_ Détrompes-toi, répondit Jo froidement. Il me suffit de buter tout ceux qui sont au courant."
A ces mots, So et Hugo sortirent leurs armes, des pistolets automatiques munis de silencieux. Soudain, Sheng vit qu'il allait crever dans les toilettes d'un bar pourri, sans avoir eu le temps de pisser.

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