jeudi, septembre 28, 2006

Scène 0 - Prolog


L'homme au chapeau se fraya un chemin au milieu d'une dizaine de pigeons, qui s'agglutinaient sur le parvis toute la journée avant qu'avec la nuit, ils n'aillent nicher au creux des gargouilles de l'église.
Il demeura un instant sur le seuil, laissant à ses yeux fatigués par le soleil d'automne le temps de s'habituer à l'apaisante obscurité. Il ôta son chapeau-feutre et s'essuya le front du revers de la main – après l'étouffante moiteur du métro, il prit quelques secondes pour savourer la fraîcheur du narthex, sorte d'antichambre où se tiennent les pénitents auxquels l'entrée de l'église est interdite.
En pénétrant dans la nef, il vit qu'un couple de touristes remontait l'allée centrale dans sa direction et il se détourna vers le bénitier à sa droite, leur tournant le dos jusqu'à ce qu'ils aient quitté les lieux.
Il se glissa entre les chaises de la dernière rangée et passa dans l'allée qui longeait le mur de droite ; ses pas ne faisaient aucun bruit sur la pierre du sol, mais le silence semblait près à se briser sur un souffle de vent.
Un homme en costume noir, penché en avant comme s'il priait, était assis sur un banc de la troisième rangée, et l'homme au chapeau avant de le rejoindre vérifia que la nef était déserte.
Il s'assit derrière lui et se pencha lui aussi, murmurant des sons presque inaudibles, qui firent frémir le silence.
Au bout d'un moment, l'homme au chapeau passa la main dans la poche de l'homme devant lui – il empocha sans y jeter un regard une épaisse enveloppe blanche, puis la remplaça par un petit objet qu'il tint caché au creux de sa main. Le tout ne prit pas vingt secondes, malgré la lenteur calculée de ses mouvements.
Il faillit sursauter en entendant le glissement d'un pas près d'eux ; il crut que la religieuse, dont le visage était presque invisible, avait aperçu l'échange qu'il venait d'effectuer, mais elle se contenta de les prévenir que l'église allait fermer ses portes pour la nuit.
Ce qu'il ne vit pas, ce fut l'éclair qui passa dans les yeux de la jeune religieuse – une pâleur subite qu'elle s'empressa de dissimuler en baissant davantage la tête tandis qu'ils se levaient de concert.

En observant distraitement les deux hommes qui s'éloignaient sur le parvis de l'église, et dans des directions opposées, elle remarqua soudain que tous deux, par leurs vêtements et leurs chapeaux, se ressemblaient étrangement ; peut-être que le mouvement qu'elle avait perçu sur le visage de l'un d'eux, lorsqu'elle s'était approchée en silence, était-il plus que de la surprise – la peur d'avoir été surpris.
Tandis qu'elle fermait les lourdes portes de l'église, elle songea qu'il était fort étonnant, au fond, que deux personnes ayant besoin de s'isoler pour prier choisissent justement des places aussi proches l'une de l'autre – d'autant qu'ils avaient agi, en partant, comme s'ils ne se connaissaient absolument pas.
Soeur Elizabeth habitait dans une petite maison derrière l'église, trois minuscules pièces qui lui permettaient de manger, se laver et dormir – tandis qu'elle faisait chauffer de l'eau pour le thé, elle continuait à penser aux deux hommes de l'église ; elle était persuadée d'avoir parfaitement reconnu celui qui était derrière – plus encore, elle avait eu l'impression qu'il venait d'ôter sa main de la poche de l'autre, lorsqu'elle les avait surpris dans leurs prières.
Elle avait chassé cette impression de son esprit, en se morigénant de trop regarder les séries policières à la télévision, mais ajoutée à ce qu'elle savait de l'homme – du moins ce qu'elle en savait autrefois- l'impression prenait de l'assurance pour devenir une certitude.
Soeur Elizabeth n'était pas le genre de femmes à tergiverser pendant longtemps : depuis toute petite, elle avait l'habitude de prendre des décisions – et c'était ce qui l'avait poussé à faire IA & Décision.
Elle consulta son carnet d'adresses, celui du temps où elle n'était pas encore dans les ordres, puis composa un numéro. Elle avait besoin de parler de ce qu'elle avait vu – sans doute pourrait-on l'aider ; elle aurait pu, bien sûr, prévenir la police, mais les tenants et aboutissants de cette affaire qu'elle ne devinait encore qu'en surface, étaient si complexes qu'elle marchait sur des oeufs. Et puis, prévenir la police, c'était s'exposer à être découverte, ce qu'elle ne pouvait se permettre dans sa posture.
Elle commença à ôter sa coiffe en écoutant les sonneries à l'autre bout de la ligne – au bout de quatre ou cinq, un répondeur à la voix automatique lui proposa de déposer un message, mais elle préféra raccrocher, en se promettant de rappeler plus tard.
Elle n'eut pas le temps de déposer le combiné sur son socle qu'une ombre gigantesque se dessinait sur le mur devant elle – un cri, unique, traversa le silence.
Puis l'ombre retira la théière du feu avant qu'elle ne siffle.

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